#345 Lucie, dans le Val-de-Marne (94)

8 Fév

Je suis enceinte. J’ai 20 ans. Nous sommes en couple depuis 5 ans. Je suis déjà tombée enceinte un an plus tôt et nous avons fait le choix de l’avortement. Suite à cette IVG j’ai fais une dépression qui a nécessité un traitement médicamenteux. Mon traitement est arrêté en Août : au mois d’Octobre, je suis de nouveau enceinte.
Je suis très informée sur ce qu’est l’accouchement en France aujourd’hui : j’ai travaillé comme Auxiliaire de Puériculture dans de grandes maternités parisiennes. Je sais ce dont je ne veux pas. Je ne veux pas de cette violence industrialisée, banalisée. Je ne veux pas me sentir violée, anesthésiée, charcutée, comme je l’ai entendu parfois dans la bouche des mères auprès desquelles j’ai travaillé.
En fait, tout de suite, je veux accoucher chez moi, en sécurité. Là où je me sens bien. Je n’ai jamais été hospitalisée et je n’ai pas envie de commencer, surtout pas pour donner la vie. Je veux accoucher dans mon cocon, avec mon conjoint, la seule personne au monde en qui j’ai une absolue confiance, et éventuellement l’assistance d’une SageFemme.
Je me fantasme accouchant seule dans mon lit ou ma baignoire, en pleine possession de mon corps et gérant
ma douleur naturellement, instinctivement. Cette vision m’apaise et me sécurise.
Mon conjoint me fait confiance dans mes projets : c’est mon corps, mon instinct, je sais ce qui est bon pour notre bébé et moimême.
Il est un peu réticent, à peine, au sujet de l’accouchement à domicile, mais ma profonde conviction et mes arguments (appuyés par une documentation fournie !) ont vite raison de ses doutes.
Je parcours les numéros des SagesFemmes libérales de la région parisienne : l’une part en vacances à la date prévue de mon accouchement, l’autre est très froide au bout du fil et m’informe qu’elle ne prend plus de nouveaux parents. Je suis blessée et effrayée par la complexité de l’affaire : je me vois forcée d’accoucher à l’hôpital, faute d’alternative. Je n’ai pas le choix. Je me résigne à devoir accepter un accouchement en Maternité, et cette pensée me fait violence. Je me sens forcée.
A partir de ce moment de la grossesse, j’ai des phases régulières de panique en imaginant mon accouchement : je me vois ficelée à une table, le sexe ouvert mutilé, la lumière crue, tous ces gens, c’est un viol, voilà, c’est cela dans ma tête, rien d’autre. Mon conjoint ne comprend pas ma terreur et la minimise. Je me renferme. Je garde mon désespoir et ma peur en moi. J’envisage parfois d’accoucher seule à la maison, pendant que mon conjoint sera au travail, de ne pas me rendre à la Maternité. De faire ça toute seule, sans personne pour violer mon intimité. C’est la seule pensée qui m’apaise un peu, même si je sais qu’elle est illusoire : au fond de moi, je sens que je n’ai pas cette force d’être seule face à l’inconnu d’un premier accouchement.
Je découvre le concept du plateau technique, et un SageFemme libéral qui le pratique dans le grand hôpital à deux pas de chez nous. Cela me semble l’option la plus acceptable. Nous le rencontrons : il est sympathique, son approche de la grossesse et de la naissance me plaît, respectueuse et physiologique. Il accorde une grande place à l’entité parentale, pas seulement à la mère, et c’est important pour nous. Mon conjoint aussi est à l’aise avec lui. Nous ferons la route ensemble, même si je garde ce sentiment profond de faire un choix par défaut.
La grossesse se passe très bien physiquement. J’arrête cependant de travailler rapidement car je suis épuisée par les trajets interminables. Je sens que j’ai besoin de temps pour moi, pour me centrer et investir cette grossesse qui fait remonter à la surface d’anciens démons et beaucoup d’angoisses primitives. Quel bouleversement !
Le suivi de grossesse est respectueux : je n’aurais aucun toucher vaginal avant ma dernière consultation, car il n’y a aucune raison valable pour en faire. Je fais, avec mon SageFemme, une préparation à l’accouchement adaptée à mon souhait de ne pas prendre la péridurale : on discute des positions, de la gestion de la douleur, on fait de la sophrologie. Mais mon angoisse persiste malgré toute sa gentillesse. Je sens que je le pousse dans ses retranchements: je voudrais ne pas être perfusée d’office à l’arrivée à la Maternité, par exemple, et je me heurte à un
refus catégorique. Cela peut sembler anodin, mais le fait de sentir que je n’ai pas le droit de refuser un acte invasif creuse un fossé entre nous. Et je ne parviens plus à parler de ce qui me touche et m’inquiète : je le laisse se préoccuper de mon corps qui va si bien et je passe sous silence mon mental qui lui, ne suit pas.
Malgré mes efforts pour faire des choix éclairés, de nombreuses choses ne me conviennent pas. Mon SageFemme
ne fait pas les échographies et me dirige vers une gynécologue.. Son ton est froid. Elle me fait mal, elle a des remarques déplacées sur mon physique, elle ne nous met pas à l’aise. Je me souviens pourquoi je ne suis plus suivie gynécologiquement depuis des années, mais bizarrement, je n’ai pas la force de chercher quelqu’un d’autre. Je me sens piégée dans ma grossesse, dans ce qui m’est imposé à ce sujet : on attend de moi que je sois docile et béate. Je pensais que porter la vie me rendrait forte, puissante et fière; à l’inverse, je me sens infantilisée face au corps médical. Je m’estime “chanceuse” d’avoir opté pour un suivi global où je bénéficie d’un interlocuteur privilégié en la personne de notre SageFemme; je n’imagine pas ce qui se serait passé si j’avais opté pour un suivi plus conventionnel. Au moment où mon SageFemme remplira mon dossier pour la Maternité, il me demandera si
j’ai vécu des agressions sexuelles. Mon conjoint est à côté de moi. Oui, j’ai subis des violences sexuelles quand j’étais adolescente, mais comment vous dire ça maintenant, entre mon poids et mes antécédents familiaux ? Je ne dirais rien, et lui ne s’attardera pas sur mon malaise pourtant bien visible. Rien non plus sur mes addictions passées, quelques questions plus tard : trop tard, je suis fermée, vous m’avez fermée par votre indélicatesse. Dommage. J’aurais tellement eu besoin de parler de tout cela, précisément, de ces angoisses que la grossesse fait ressurgir. On
semble parfois oublier que la grossesse et l’accouchement sont des évènements de la vie sexuelle d’une femme, qu’ils sont dans la continuité de ses expériences, de son vécu. Mon ventre me semble dissocié de moi, on traite ma grossesse comme une personne à part entière.
J’ai du mal à investir ma grossesse, j’ai du mal à me projeter, à caresser mon ventre, à parler à mon bébé. Et je ne peux le dire à personne. A mesure que ma silhouette se transforme et que mon bébé donne des signes de vie, je parviens cependant à tisser ce lien délicat entre lui et moi.
L’échographie nous a montré qu’il s’agit d’une fille et j’en suis très heureuse. J’évite de penser à l’accouchement même si je suis toujours hantée par mes peurs. Je souffre aussi, malgré tout : je me sens lourde, impotente, douloureuse. Mais comme “tout va bien”, je n’ai pas vraiment l’autorisation de me plaindre. Mon conjoint et moi-même,
sentant la fin de la grossesse approcher, nous soudons face à l’inconnu. Mais je me sens toujours isolée et incomprise. Je regrette de ne pas avoir la force de demander de l’aide, mais j’ai la sensation que mon énergie
est monopolisée par et pour mon enfant. J’aurais souhaité qu’on me tende la main, qu’on fasse le premier pas, peut-être en me demandant sincèrement comment je me sentais, en tant que personne et pas seulement en tant que future mère.
La veille de mon terme prévu, je n’ai toujours aucun signe annonciateur de l’accouchement. Mon SageFemme
m’annonce que si je n’ai pas accouché à la date prévue, on me déclenchera à DPA+1 : c’est le protocole de l’hôpital dans lequel il officie et il n’a pas le pouvoir de lutter contre.
Je n’avais pas du tout envisagé cette possibilité et cela me révulse. Je déteste l’idée de mettre mon bébé dehors de force et dans la violence qu’induit un accouchement déclenché artificiellement, alors qu’il ne montre aucun signe de détresse. On ne nous laisse donc aucune chance ! Mais, moi non plus, je n’ai visiblement pas le pouvoir de lutter contre.
Le SageFemme me fait mon premier toucher vaginal pour contrôler l’état du col utérin, qui est légèrement ouvert. Je sens qu’il fait un geste sur mon col que je ne connais pas, désagréable. Il s’aperçoit que je l’ai remarqué et me fait un petit sourire en coin : “Je décolle les membranes”.
Je suis stupéfaite. Le décollement des membranes n’est pas anodin, et il ne m’a pas demandé mon avis. Il a fait ce geste sur mon corps, sur mon sexe, sur mon bébé, sans me demander mon avis. Il prend ce risque sans s’assurer que je sois informée des conséquences que cela peut engendrer.
Je n’arrive plus à parler. J’ai envie qu’on en finisse : j’ai mal partout, je suis épuisée d’avoir peur, d’appréhender, de sentir que mon corps m’échappe, que je ne contrôle rien. Le SageFemme est sûr que je vais accoucher dans la nuit, moi pas. Il s’aperçoit qu’il a oublié de faire un test important concernant la présence de Streptocoque B dans ma flore vaginale, et me demande de passer au laboratoire avant de rentrer chez moi.
Pendant le trajet, je sens que je commence à perdre les eaux. La poche est fissurée. A cause du geste qu’il a posé sans préavis, il a déclenché les évènements. Je marche toute l’après-midi, je passe au laboratoire. Je rentre chez moi. Je nettoie la maison du sol au plafond. Je ne pense plus à rien. Je préviens mon conjoint que l’accouchement ne va plus tarder. On prépare mon sac. Toute la nuit, je prête attention à mes contractions irrégulières, peu douloureuses, que
j’essaie de forcer en roulant du bassin sur mon ballon d’accouchement. Mais le travail n’a pas commencé. Je sais que ce n’est pas le moment, que mon bébé ne viendra pas tout seul, que la poche des eaux ne se serait jamais fissurée naturellement aujourd’hui. Je sais qu’en fait, mon SageFemme m’a déjà déclenchée artificiellement en décollant les membranes, parce qu’il voulait se conformer au protocole de son hôpital. Il n’a pas laissé à mon bébé une chance de
naître naturellement. Et je suis en colère contre lui, en qui j’avais une relative confiance jusqu’alors. Je n’ai même plus peur : je veux juste en finir, je veux que mon enfant naisse. J’ai le sentiment que la naissance de mon bébé est gâchée, et je culpabilise de ne pas mener ma grossesse à terme moimême, de ne pas savoir/pouvoir accoucher par moimême.
Le lendemain matin, les contractions se sont arrêtées. Le SageFemme essaie de me joindre au téléphone et je suis bien obligée de décrocher. Il vient d’avoir les résultats d’analyse : j’ai énormément de Streptocoques B. Comme la poche des eaux est fissurée depuis la veille et qu’il y a un risque d’infection pour le bébé, on doit déclencher l’accouchement. Une raison de plus, j’ai envie de dire. On se donne rendezvous à la Maternité. Il y a comme un sentiment d’urgence, de pression, je me sens forcée, pressée, compressée par son inquiétude.
Arrivés à la Maternité nous allons directement nous installer en salle de travail. C’est une trop grande salle froide carrelée, avec une baie vitrée donnant sur les arbres. Il y a une table d’accouchement sans étriers et face à la table, des placards et du matériel médical. C’est aseptisé, immense, étranger. J’ai du mal à me dire que je vais donner naissance à ma fille ici, dans cet endroit anonyme et froid, mais je me fais violence pour me “mettre dans le bain” :
après tout, je n’ai pas le choix, autant faire de mon mieux pour que cela se passe le moins mal possible. Je fixe mon attention sur le joli paysage par la fenêtre, dans le soleil de fin d’aprèsmidi.
Je passe la blouse de l’hôpital. Je ne veux pas enlever mon bracelet portebonheur, mais c’est obligatoire au cas où une intervention d’urgence serait nécessaire, alors j’obéis. La pose de la perfusion la première de ma vie m’arrache
des larmes de douleur. Comme l’accouchement est déclenché j’ai droit au monitoring en continu : je peux me déplacer sommairement avec, mais mes mouvements perturbent l’enregistrement et je dois sans cesse veiller à ce qu’il reste en place. Le SageFemme me dit de ne pas m’en préoccuper, mais c’est difficile d’occulter ce bruit permanent et tous ces fils. Il me prévient que la douleur des contractions va être plus violente et soudaine que si l’accouchement était spontané : mais plus violente que quoi ? Je n’ai encore jamais accouché !
Je m’assois sur le ballon, mon conjoint face à moi. Je gère les premières contractions ainsi : nous discutons tous les trois tandis que je bouge mon bassin au rythme des vagues qui se succèdent. Très vite, elles sont plus rapprochées et plus puissantes. Le SageFemme me prévient chaque fois qu’il augmente le débit de la perfusion, ce qui est plus anxiogène qu’autre chose. Quand la contraction arrive, je m’enroule sur moimême et je serre très fort les mains de
mon homme. Ce contact physique avec lui m’est indispensable en permanence, c’est la seule chose qui me garde sur Terre; sans ce contact je pars très loin… L’intensité des contractions me stupéfie. A chaque contraction, désormais, je n’entend plus rien, je ne vois plus rien, je suis submergée par cette douleur brûlante qui n’est pas localisée mais générale, dans ma chair et dans ma tête, partout en même temps. Rien à voir avec ce dont on avait parlé pendant la
préparation à l’accouchement.
J’entends les hommes qui discutent sans être capable de donner du sens à leurs mots. Leurs voix sereines me réconfortent cependant entre deux contractions, c’est un fond sonore agréable.
Parfois mon homme m’encourage doucement mais je ne peux pas lui répondre, ma voix ne sors pas. J’ai la sensation d’être dans un monde parallèle, de perdre le contrôle de mon corps, de mes sens, ce qui est déroutant et effrayant. La douleur prend de l’ampleur continuellement. J’ai du mal à reprendre mon souffle.
Je ne parviens plus à gérer la douleur assise, un poids pèse sur mon périnée en permanence.
Je crois que je le mentionne oralement car mon SageFemme me propose de me mettre debout en m’appuyant sur le lit. Je me lève en trébuchant : je me sens ivre. Est-ce que c’est ce qu’il y a dans la perfusion qui me rend ainsi ? Je pose les deux mains sur le lit et une contraction très violente arrive immédiatement. Je suis submergée par la douleur et par la peur. Debout au milieu de ce lieu inconnu, seule, noyée dans ma douleur sans le contact physique de mon homme, je me sens vulnérable, en danger. Je suis terrorisée.
On m’aide à monter sur le lit et je m’y retrouve allongée sur le dos, position fortement anxiogène pour moi, mais j’ai trop mal pour verbaliser mes émotions. Le SageFemme me propose un toucher vaginal pour vérifier l’avancée du travail : le col est ouvert à 4. Cette période de l’accouchement est très confuse dans ma mémoire : je déraille complètement. Je me dis que je ne vais pas survivre, je pleure comme une enfant en m’accrochant à mon homme. Comme s’il pouvait prendre ma douleur, j’attrape la main du SageFemme pour la poser sur mon ventre
pendant une contraction, mais il la retire, visiblement embarrassé.
J’ai une sensation profonde, bestiale, de mort imminente. Ce n’est plus de la douleur, c’est de la souffrance, il n’y a aucune pause entre les contractions. Allongée sur le dos, les cuisses serrées l’une contre l’autre, je me tortille à chaque contraction comme pour la bloquer, la freiner, mais en vain. J’en arrache même ma perfusion à force de me tordre de douleur mon SageFemme me dit qu’il n’a jamais vu ça avant.
Quelque part, le fait que les hommes restent sereins autour de moi me permet malgré tout de garder un contact avec la réalité. On essaie le masque de gaz relaxant, mais c’est pire, car je me sens étouffée en dessous. Le SageFemme
et mon homme me préviennent qu’ils vont sortir un instant. Mon homme me racontera lui avoir demandé s’il était normal que j’ai aussi mal, car il commençait à avoir peur pour moi. Ce moment de solitude est douloureux mais bénéfique : je suis profondément désespérée de ne pas être comprise et aidée, mais je comprends que je vais devoir lutter seule et que je dois trouver par moimême ce qui peut me soulager.
Le SageFemme me fait un nouveau toucher vaginal : le col est ouvert à 6. Il me propose de percer la poche des eaux : cela risque d’être plus intense ensuite, mais aussi d’accélérer considérablement l’avancée du travail, selon lui. J’accepte car j’ai envie d’en finir. Il perce la poche des eaux : j’ai un fou rire en sentant toute cette eau chaude jaillir hors de moi, c’est inattendu, cela me soulage d’un poids ! Nous rions un peu, l’atmosphère redevient plus sereine,
plus confortable. Le SageFemme me propose de m’asseoir en tailleur et installe une barre au dessus du lit de façon à ce que je puisse m’y accrocher au moment des contractions. Il me rappelle de me recentrer sur ma respiration et me propose de pousser sur la barre au moment de l’expiration. Sur un poste radio, il met la musique que nous utilisions pendant les séances de sophrologie : c’est rassurant même si j’en fais très vite abstraction, comme tous les sons
environnants. Dans le brouillard, j’entends la voix de mon SageFemme, cette parole isolée en réponse à mon homme inquiet : “Maintenant, elle est dans sa bulle.”
Je me concentre entièrement sur ma respiration, je la visualise et l’accompagne. Curieusement, la douleur des contractions a disparue : elle est remplacée par une puissante envie de pousser !
En fait, mon corps pousse tout seul, sans que je puisse maîtriser cet effort. Mon utérus est maître de la situation. C’est une sensation qui n’a jamais été mentionnée en cours de préparation à l’accouchement. Je suis soulagée de ne plus avoir mal, de ne plus être dans la douleur vive, mais cette sensation de poussée me déroute et me fait peur. C’est si dur de lâcher le contrôle quand on ne se sent pas parfaitement en confiance et sécurisée… Je ne peux pas.
Je voudrais, mais je ne peux pas. J’aurais tellement besoin d’être dans mon cocon familier, sentir l’odeur de mes draps, de mon homme contre moi, pour pouvoir enfin lâcher prise… Mais ici, de cette façon là, je ne peux pas.
Je signale à mon SageFemme que “ça pousse”. Il me répond simplement de laisser aller. Alors que j’aurais besoin d’être accompagnée, je me sens à nouveau piégée dans mon corps, seule. Malgré moi, je vais lutter contre cette poussée. Entre chaque contraction, je somnole sans m’en apercevoir. Je suis épuisée. Quand la poussée arrive, je suis incapable de la laisser aller. J’ai beau essayer de faire le vide dans mon esprit, mon bassin se bloque et je me retiens. Tous mes muscles tremblent dans cet effort. Je pourrais rester ainsi indéfiniment, suspendue dans le temps, dans les âges, entre deux états, entre deux étapes.
Subitement, j’entends la voix de mon SageFemme, anxieuse : “Bon, il faut y aller.”
J’ouvre les yeux. J’ai la sensation de me réveiller d’une très longue sieste : dehors, il fait nuit ! Je ne comprends pas. La sensation de poussée à disparue. Le SageFemme m’explique que le coeur de mon bébé commence à ralentir et qu’il va falloir pousser pour la faire sortir rapidement, tout en braquant sur mon corps l’énorme projecteur accroché au plafond. Je le vois préparer du matériel et enfiler un masque.
Je ne comprends plus rien. Je ne comprends pas comment j’en suis arrivée là, alors qu’il y a si peu de temps j’étais transpercée par cette poussée si puissante. Pourquoi est-ce qu’il ne m’a pas encouragée à pousser à ce moment là ? Pourquoi m’avoir laisser m’épuiser ainsi dans mes contractions, au point de m’endormir, alors que j’avais juste besoin qu’on m’encourage et qu’on me guide ?
Je suis assise sur le lit, les cuisses ouvertes au maximum, presque accroupie. J’ai toujours des contractions, mais elles semblent ralenties, anesthésiées, endolories comme tout le reste de mon corps. Mon homme est à ma droite et me tient la main. Une Aidesoignante est à ma gauche. Elle demande au SageFemme : “Tu vas faire une (poussée) dirigée ?”. Je me sens impuissante, incapable. Je m’efforce de pousser tandis que l’Aidesoignante appuie sur mon ventre. Elle s’excuse de me faire mal car elle y met vraiment toute sa force : je me souviens lui esquisser un sourire et lui répondre quelque chose comme “au point où j’en suis”.
Mais je n’arrive pas à pousser correctement. Mon corps m’échappe une nouvelle fois, traître. J’ai du mal à rassembler mes forces et à comprendre comment je dois pousser, maintenant que la sensation de poussée naturelle a disparue. Le SageFemme me dit qu’il va faire une anesthésie locale et, sans même me demander mon avis, enfonce une aiguille d’une taille considérable dans mon aine pour injecter le produit. C’est extrêmement douloureux. Mais pourquoi une
anesthésie maintenant ? Je n’avais pas mal ! Il semble confus de ma réaction et bredouille que maintenant, il est bien obligé de faire l’autre côté… J’en pleure de douleur tandis qu’il pique à nouveau. C’est complètement inutile.
Je pousse encore, mais cette anesthésie locale m’empêche de sentir correctement ce que je fais. Déjà que je n’ai plus envie de pousser depuis un moment, ça devient très compliqué… Le SageFemme me menace : si je n’y arrive pas toute seule, il faudra faire venir le Gynécologue.
Je balbutie en pleurant que je ne comprends pas comment je dois pousser. Finalement, je ne sais trop comment, je parviens à faire émerger la tête chevelue de mon bébé : je vois son reflet dans le carrelage du mur. Mon conjoint va jeter un coup d’oeil ému puis revient vite me tenir la main pour m’encourager. Cette vision furtive me donne la force de la sortir complètement à la poussée suivante.
J’ouvre les yeux le temps de voir ma fille, un peu violette, passer au dessus de mon corps sans s’y poser. Je crois lui avoir dit “Je t’aime”. Le SageFemme et l’AideSoignante partent immédiatement avec elle dans la salle adjacente. Mon homme me regarde avec inquiétude. Je crie : “Vas avec elle !” et il disparaît lui aussi. Cet instant de solitude semble durer une éternité.
Ma fille qui ne pleure pas, mon corps douloureux, vide, écartelé. Par respect pour elle, je ne pleure pas non plus jusqu’à ce que son premier cri me parvienne enfin. Alors les larmes coulent toutes seules. Ma tête est vide, je ne pense plus. Je suis seule. Je suis vide. Je voudrais mes amours près de moi, ma fille, mon homme. L’AideSoignante
passe à côté de mon lit. Je lui demande si tout va bien pour ma fille, et elle me répond avec surprise que oui, bien sûr, qu’elle avait juste besoin qu’on la stimule un peu car elle était fatiguée, mais que tout va bien maintenant. Puis elle me félicite, me souhaite une bonne nuit et s’éclipse.
Le SageFemme revient avec ma fille dans les bras : il propose à mon homme de la prendre en peau à peau pendant qu’il me fait quelques soins. Il appuie sur mon ventre, c’est désagréable, et me demande de pousser pour voir : le placenta sort d’un coup. Le SageFemme nous demande si on veut le voir : on jette un coup d’oeil, mais ça ne nous passionne pas autant que lui. Il m’ausculte. J’ai deux déchirures, sur la lèvre et à l’entrée du vagin, mais le périnée est intact. Il va me recoudre à vif : je suppose qu’il ne peut pas faire une nouvelle anesthésie locale aussi rapidement après la première, bien qu’elle ne fasse absolument pas effet. Je sens tout. C’est insupportable. Il minimise ma douleur sur le ton de l’humour.
Je ne lâche pas des yeux ma fille, blottie nue contre le torse de son Papa, dans une couverture chaude. Cette vision merveilleuse me permet d’endurer en silence la douleur. Ils partagent ces premiers instants et cela me réconforte de savoir qu’ils vont bien, qu’ils sont ensemble, qu’ils se câlinent.
La “couture” est longue et douloureuse. Je n’en peux plus, je suis toujours dans la position où j’ai accouché et mes cuisses tremblent comme des feuilles mortes. Je me sens partir, je suis comme shootée, j’ai de gros vertiges. Je le signale à mon SageFemme qui ne semble pas s’en affoler et termine son travail. Mon homme est impatient de me présenter ma fille et me la dépose dans les bras : son corps chaud contre le mien me fait un bien infini. Elle se met rapidement à gémir et à se tortiller : je lui propose spontanément le sein, qu’elle atrappe facilement pour une
première tétée. Je devrais déborder de bonheur, mais je me sens anesthésiée, vidée. Je contemple ma magnifique petite fille sans parvenir à ressentir quoi que ce soit d’autre que mon épuisement et ma douleur.
Notre SageFemme nous laisse un moment seuls et nous profitons de cette tendre intimité à trois. Je me sens dissociée de mon corps, toujours ivre. Je suppose que cet état second, qui se poursuivra toute la nuit, est un effet des médicaments qui m’ont été injectés. Lorsque le SageFemme revient, ma fille est toujours au sein : j’aurais apprécié qu’il vérifie ma position d’allaitement, mais je n’ai pas le temps de lui demander, car il nous signale qu’il faut monter en chambre. Mon conjoint habille ma fille car je suis trop épuisée pour le faire. Le SageFemme
me nettoie, me met une protection hygiénique et m’aide à m’installer dans le fauteuil roulant. Je ne tiens plus sur mes jambes. Mon homme me dépose ma fille toute emmitouflée dans les bras. La tenir serrée contre moi est déjà un effort physique considérable, dans l’état où je me trouve. Mon homme nous embrasse une dernière fois avant de partir : il n’a pas le droit de passer la nuit avec nous. Je suis installée dans une chambre double. La mère qui est allongée dans le lit à côté du mien dort profondément, elle n’a pas son bébé avec elle. La sonnette destinée à alerter le personnel médical est accrochée dans son lit : il n’y en a qu’une pour nous deux.
Je m’installe seule, maladroitement, avec ma fille dans mon lit car elle a toujours envie de téter.
J’ai très mal au sexe et je sens que je saigne. J’ai des vertiges, des frissons, je tremble. J’ai froid et je me sens toujours shootée : j’ai des pertes d’équilibres et la vue brouillée. Je voudrais me lever pour aller aux toilettes car j’ai envie d’uriner et que j’ai besoin de vérifier mes saignements, mais je ne peux pas me lever seule. Je ne peux pas non plus appeler quelqu’un pour m’aider, puisque la sonnette est inaccessible.
Je vais donc rester ainsi de longues heures. J’essaie de trouver une position confortable pour allaiter et somnoler en même temps. En plein milieu de la nuit, une infirmière entre dans la chambre. Elle vient vérifier quelque chose concernant ma voisine. Je lui demande si elle peut m’aider à aller aux toilettes : elle me répond sèchement que puisque je n’ai pas pris la péridurale, je peux me lever seule. Je lui explique que j’ai très mal et des vertiges importants, mais elle fait mine de ne pas m’entendre. Je me débrouille pour aller seule jusqu’aux toilettes mais je dois
faire plusieurs pauses en chemin car je suis au bord du malaise. La seule réaction de l’infirmière devant mon état sera de m’ordonner de laisser la porte des toilettes ouverte au cas où je m’évanouirais.
Je lui demande si elle peut me procurer d’autres protections hygiéniques, car je saigne très abondamment et les miennes ne sont pas suffisantes : elle rechigne. Elle ne m’en apportera pas de la nuit. Uriner provoque une douleur extrême à cause de la suture récente et je ne sais pas si c’est normal. Lorsque je regagne mon lit, l’infirmière est déjà partie.
J’apprendrais plus tard que le personnel médical de l’établissement est très réticent à acceuillir les mères qui accouchent en plateau technique : en effet, tous seront ignorants, froids et même dédaigneux avec nous. Notre SageFemme nous dira sur le ton de la blague qu’à notre arrivée,
l’équipe soignante a parié avec lui sur le fait que je réclamerais une péridurale et sur l’heure de mon accouchement; et que nous avons “gagné”. Je préfère ne pas rapporter en détails l’attitude du personnel à mon égard : pour simplifier les choses, lorsque je n’ai pas été tout bonnement ignorée, j’ai reçu des critiques et des remarques infantilisantes et moqueuses.
Ainsi, on ne viendra se préoccuper de moi que le lendemain en début d’après-midi: auscultée par une infirmière, j’apprends que j’ai deux hématomes importants aux aines et le sexe tuméfié, ce qui explique mes intenses douleurs. Elle est très étonnée de découvrir qu’on ne m’a pas donné d’antalgique. Je souffre également de crevasses aux seins car personne ne s’est soucié de savoir comment se passait mon allaitement. Plus grave : personne ne s’est préoccupé de savoir comment se portait ma fille, pendant tout ce temps…
Le lendemain, mon homme me trouve dans un état d’épuisement avancé. Je n’ai pas dormi et je n’ai toujours pas reçu le moindre antalgique. Notre SageFemme fait un passage éclair dans la chambre pour vérifier mes saignements et mes sutures : il semble nerveux et confus devant le récit de ma nuit. Il insiste pour me prescrire une contraception hormonale alors qu’il n’y a aucune urgence, et ne se préoccupe pas de savoir si mon allaitement se déroule bien. Il nous dit être très occupé et ne pas pouvoir rester plus longtemps, nous nous verrons demain, lors du suivi à domicile que nous avons organisé.
En effet, nous avions prévu une sortie précoce, mais les transmissions n’ont pas été faites correctement au sein de l’équipe médicale et nous devons attendre de longues heures la visite du pédiatre avant de pouvoir quitter l’établissement. Nous apprenons, lors de cet examen, que les prélèvements faits sur notre bébé afin de vérifier qu’il n’a pas été infecté par le Streptocoque B, ont été perdus dans la nuit. Notre fille subit donc une seconde fois ce geste invasif. Nous devrions théoriquement attendre les résultats d’analyse avant de quitter l’hôpital, mais c’est tout à fait hors de question pour nous. Nous signons une décharge et nous partons aussi rapidement que possible. Je veux retrouver mon cocon, ma maison, mes repères, et pouvoir enfin dormir et être aidée par mon homme. Je veux pouvoir être suffisamment à l’aise et sécure pour enfin prendre le temps de tisser ma relation avec mon bébé, car jusqu’à ce que nous soyons rentrés chez nous, je serais trop mal physiquement et psychiquement pour investir ce lien autrement qu’en répondant à ses besoins primaires.
J’ai accouché il y a 18 mois.
Je peux enfin faire le récit de cette naissance sans être envahie par des émotions négatives, même si j’ai encore besoin de travailler sur ce traumatisme qu’à constitué l’accouchement pour le surpasser définitivement. J’allaite toujours ma fille aujourd’hui, et cet allaitement plein de douceur et de tendresse est une victoire, car à aucun moment je n’ai été conseillée ou guidée malgré mes difficultés de démarrage.
Nous ne savons pas encore quand nous aurons un deuxième enfant, mais une chose est sûre, c’est qu’il viendra au monde chez nous. Je n’aurais jamais pensé adopter un point de vue aussi extrême avant de vivre cette expérience, mais si aucune SageFemme ne peut nous accompagner dans un projet d’accouchement à domicile, nous nous débrouillerons seuls, pour éviter d’avoir à revivre ces évènements.

10 Réponses to “#345 Lucie, dans le Val-de-Marne (94)”

  1. Jenn 8 février 2014 à 20 h 27 min #

    Très émue par votre témoignage…..
    Tant de violence est juste inhumain…
    Profitez de ce bel allaitement que VOUS avez réussi à mettre en place et soyez en fière.
    Tendres pensées à vous, votre petite fille et votre conjoint.

  2. Valérie 8 février 2014 à 21 h 24 min #

    Bravo pour votre courage et pour ce témoignage très poignant.

  3. isabelled 8 février 2014 à 21 h 50 min #

    Quel MAGNIFIQUE témoignage. Ce que vous écrivez est tellement important. Merci pour ce partage.
    Je vous souhaite tout le bonheur du monde.

  4. Melie 8 février 2014 à 22 h 25 min #

    le gorge nouée pour terminer la lecture de ce témoignage…et tellement de choses me traversent l’esprit pour dire que si le personnel médical ne nous accompagne pas dans ce moment qui devrait être le plus merveilleux de notre vie (surtout pour bébé1) c’est très dur mais cela reste quand meme gravé dans nos mémoires… BRAVO pour l’allaitement je comprends tout à fait votre ressenti. Bon courage pour la suite. Le plus dur est passé, vivez heureuse en famille.

  5. Lespineux Janine 9 février 2014 à 9 h 10 min #

    De tout cœur avec vous et beaucoup de bonheur à vous trois. Bravo pour l’allaitement.

  6. Matilde 9 février 2014 à 10 h 01 min #

    C’est un très beau témoignage magnifiquement écrit. Il me touche beaucoup car il est très fort et aussi car il fait écho au mien, aussi accompagné « physiologiquement » par un sage femme homme qui n’a pas su m’entendre, j’ai aussi beaucoup souffert en suite de couche sans être écoutée, et eu du mal à me remettre d’un accouchement épuisant physiquement et émotionnellement. J’allaite aussi mon bébé 23 mois plus tard, avec le même sentiment que toi.

  7. Magali 9 février 2014 à 17 h 34 min #

    A lire ce récit, je me sens infiniment triste. J’ai ressenti quelques bribes de ce que j’ai vécu moi-même pour mon deuxième accouchement, des sensations, des sentiments… Et puis j’ai eu mon AAD et là… le bonheur ! Je te souhaite de vivre cela !

  8. W. 22 mars 2014 à 20 h 56 min #

    J’ai envie de te pleurer en te lisant!!
    J’ai envie d’envoyer ce témoignage à toutes celles et ceux qui ne comprennent pas l’intérêt de l AAD!!

    Tu devrais porter PLAINTE!! Il y a eu des agissements vraiment graves! Si chaque personne portait plainte, le personnel médical réfléchirait à deux fois avant d avoir ces gestes de négligence voire de maltraitance!!

    Je te souhaite bcp de bonheur pour la suite!

  9. Misscell 7 Mai 2014 à 17 h 14 min #

    Je crois bien que mon second enfant est né dans le même hôpital. C était un aad transféré. Et la sage femme en salle de naissance était apparemment l épouse de ton sage femme libéral. Je reconnais cette « patte » et cet humour mal placé, la sage femme au lieu de respecter mes souhaits et de faire son travail au mieux a trouvé plus amusant de « mimer » mon accouchement a toute l équipe après.
    A te lire j ai juste envie de te prendre dans mes bras et de te faire un gros câlin!

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