E. est née fin mai 2013, un lundi, à 8h35. Du moins, le dit-on. Parce que l’heure exacte, personne ne l’a réellement vue au moment où effectivement, E. naissait. Je devais accoucher en plateau technique avec ma sage-femme libérale. Mon vrai désir était un accouchement à domicile, désir déjà éteint pour mon premier bébé faute de sage-femme dans notre région de l’époque. Mais elle ne les pratique plus et, de toute façon, j’étais trop loin de chez elle. Après un suivi de grossesse paisible et empli de respect autant que de confiance, nous étions sereins à l’idée de vivre une naissance tranquille, alors que nous avions plutôt vécu un traumatisme pour notre aînée. J’étais réconciliée avec ce corps qui ne semblait plus m’appartenir durant ma première grossesse. J’avais en tête la douceur et l’intimité qui m’avaient tant manqué la première fois. Mais parfois, les choses se passent trop vite…
A deux jours du terme officiel de la grossesse, ma petite princesse s’est dépêchée de sortir de mon gros bidon, emportant avec elle notre projet de naissance … mais sans nous rendre malheureux. Grâce à E., je sais aujourd’hui que je suis capable d’accoucher, que mon corps sait travailler et guider un bébé, que je n’ai pas besoin d’une péridurale pour supporter ni d’un guide pour pousser.
Si je veux raconter l’accouchement en lui-même, l’histoire commence lundi matin à 6h35 et se termine lundi matin à 8h35 (enfin, un peu plus tard avec la délivrance, mais passons). Mais en fait, l’histoire a commencé la veille, sans que je m’en rende compte. Des petits signes m’ont montré que j’allais accoucher, mais je n’ai pas su les interpréter. D’abord, dimanche après notre après-midi à la plage, je me sentais barbouillée. Pas nauséeuse comme d’habitude depuis près de neuf mois, mais barbouillée. Je n’ai pas mangé grand chose … Je me suis dit que j’étais « trop » pleine. Pas faux ! Ensuite, j’ai remarqué que mon chat me fuyait, elle qui d’ordinaire passe des heures à ronronner avec moi. On raconte que les chats sentent les changements hormonaux et mon chat, après avoir senti mes deux débuts de grossesse, a senti que l’accouchement se préparait et a voulu s’en tenir à l’écart. Moi, j’ai pris ça comme une bouderie. Dans la nuit, vers 3 heures du matin, je suis réveillée par ma vessie. Quand je reviens me coucher, je me désespère de n’avoir encore aucune contraction et me dis que mon rêve d’il y a plusieurs semaines, où j’accouchais le 27 mai, ne risque pas de se réaliser … je me recouche donc un peu dépitée. Mais avec, dans la tête, une sorte de certitude que quelque chose va se passer.
Il est 5 heures quand je me décide à me relever. J’ai des douleurs que je pense être intestinales. Bah oui, j’étais barbouillée, j’ai dû manger quelque chose de mauvais et je vais le sentir passer. Mais une fois aux toilettes, je me dis que ce sont peut-être des petites contractions de début de travail. Je me fais donc couler un bain, tranquillement, et préviens MariChéri que je crois être en pré-travail mais que tout va bien. « Ok, je me rendors alors. » Voilà.
Dans le bain, je compte une contraction toutes les 8 minutes. Elles sont faibles, ne me font quasiment pas mal, ne durent même pas 30 secondes. Je me désespère à nouveau et me dis que ça va passer. Je prends deux Spasfon et, effectivement, à 6h15 je ne sens plus rien. Limite en larmes, je me lève pour me sécher et aller me recoucher. Mais à peine sèche, une grosse contraction bien longue vient m’obliger à m’appuyer sur le mur. Je regarde l’heure : 6h35. J’attends la suivante. Elle débute à 6h45 et dure plus d’une minute. Elle m’oblige à m’intérioriser. C’est bon, je suis en travail.
Je réveille à nouveau MariChéri, je lui dis que ce sera pour aujourd’hui, qu’il faut appeler C. pour déposer notre aînée, qu’il faut appeler notre sage-femme M. avant d’aller déposer la petite. Il peine à se mettre en route, je lui dis de se dépêcher un peu. Je prends ma to-do list de dernière minute et prépare tout entre les contractions. Ballon, coussin d’allaitement, sac de bébé, mon sac sans oublier la trousse de toilette sur le bord du lavabo, affaires de J. sans oublier la Boîte à Grande Soeur.
Pendant que MariChéri se douche, je réveille ma J. Je veux passer quelques minutes avec elle pour lui expliquer ce qui se passe. Il est un peu plus de 7 heures, et elle qui ne se lève habituellement qu’à 11 heures ne grogne pas en me sentant l’approcher. « Fini dodo Maman ? » « Oui ma nounette. Le bébé est en train d’arriver, tu vas aller chez C. On fait un gros câlin ? » « Oui Maman. Câlin bébé aussi. » Elle reste dans mes bras et j’accueille une contraction sans broncher. Je suis obligée de me couper du monde pour la supporter, mais je n’ai pas besoin de me lever.
Je me dis que tout est tranquille. Je respire comme je l’ai appris, je gère bien, je récupère parfaitement entre chaque contraction. Je parle à mon bébé, l’invitant à descendre, à ouvrir le col, à me guider pour que je l’accompagne sur ce chemin qui le mènera à mes bras. Je sais que Bébé est dos à droite, comme sa grande soeur avant lui, et qu’il risque de mal s’engager (et de compliquer sa sortie en regardant le ciel ou un côté) si je ne l’accompagne pas jusqu’au bout. Alors je garde la verticalité. Les contractions sont encore irrégulières et bien espacées.
C’est d’ailleurs ce que MariChéri explique à notre sage-femme M. quand il l’appelle. Elle lui demande alors de me poser une question : est-ce que j’accepte que la sage-femme de garde de la maternité m’ausculte à mon arrivée, afin de savoir si je suis avancée dans le travail ? Quand MariChéri vient me demander, il tombe en fin de contraction et je lui lance un « Attends ! » assez violent, que M. entend aussi. J’accepte d’être d’abord auscultée par la sage-femme de garde si M. préfère ne pas annuler ses rendez-vous pour rien (je ne le sais pas, mais elle décidera finalement de partir de chez elle immédiatement, à cause de ma réponse très vive qui lui fera dire que j’étais déjà pas mal dans la dilatation). Je doute d’être très avancée étant donné l’irrégularité des contractions, mais je ne culpabilise pas une seconde d’avoir demandé à M. de partir pour le plateau car je sais qu’elle ne râlera pas même si j’arrive dilatée à 3. J’ai l’impression que ça n’avance pas trop, je me mets à douter de mon état : suis-je vraiment en travail, en fait ?
Vers 7h30, MariChéri est enfin prêt et part déposer J. chez C. Je lui fais un dernier bisou et un dernier câlin, lui dis qu’on se voit ce soir, et je m’installe sur mon ballon qui attend, dans l’entrée, que nous partions pour le plateau technique. Je sais que nous serons attendus car M. va prévenir la sage-femme de garde que nous prenons la route. Je suis pleinement rassurée et j’ai repris confiance en mon bébé avec ce travail que je trouve tranquille.
Quand MariChéri revient pour que nous descendions ensemble, il doit être aux alentours de 7h45. Je prends une contraction particulièrement violente, je commence à ressentir le besoin d’émettre des sons alors je le fais (les voisins ? Je n’y pense même pas !). Sur les quatre étages qui nous séparent de la voiture, je ne m’arrête qu’une seule fois pour une contraction. Elle est largement gérable. Je continue de respirer, d’accompagner mon bébé, d’accepter le travail de mon corps. Je me laisse aller aux endorphines qui doucement me font quitter mon état de lucidité. Je me trouve incroyablement zen.
En voiture, je m’installe à la place passager avant. J’aurais préféré la banquette arrière, mais le ballon ne passe que là, donc il y reste. J’ai d’abord baissé le dossier de mon siège pour être semi-allongée, mais finalement je le redresse au maximum pour avoir le dos en angle droit avec mes cuisses : ça m’aide à respirer. A chaque contraction, je me suspends à la poignée située au-dessus de la portière et je chante une sorte de « Aaaaah » très grave, qui a pour but, je crois bien, de me saouler moi-même – avec l’aide des endorphines. Je n’y réfléchis pas sur le moment, mais je pense que je cherchais ça. En début de trajet, les contractions sont encore espacées et très supportables. Je tente de me couper du monde pour me permettre le lâcher-prise nécessaire. Je ne sais plus quelle heure il est, j’ai les yeux fermés la plupart du temps. J’ai éteint l’autoradio et je m’enferme le plus possible dans ma bulle, même si les virages, dos d’âne et ronds-points me perturbent énormément.
Accélération
Et puis vient une pause. Les contractions qui commençaient à se rapprocher viennent de s’arrêter. Je regarde la route, je vois qu’on franchit le panneau « Béarn des gaves » et je sais qu’on est encore loin du plateau technique. Il me vient à l’idée de faire demi-tour, mais en réalité j’attends le retour des contractions car je sais que je suis en travail, que E. sera du 27 mai. Peu après, c’est la reprise. En bien plus puissant. Je trouve les contractions horribles et je me dis que si c’est ça le début du travail, je dois être sacrément douillette. Les contractions me semblent extrêmement longues, elles sont bien plus intenses aussi. Ce n’est pourtant pas la douleur qui me terrasse, mais bien l’intensité. J’ai à nouveau les yeux fermés, je suis à nouveau enfermée dans ma bulle et je chante à nouveau. Je me sens shootée, les endorphines sont bien là, mon corps travaille très bien. Je sens pourtant comme une urgence à l’intérieur, comme une impression que ça va trop vite. Je dis à E. d’ouvrir son chemin mais de le faire un peu moins vite. Je lui demande de ralentir, mais je lui dis que je vais l’accompagner quand même de toute façon.
Nouvelle pause. E. m’aurait-il entendue ? J’ouvre les yeux, on a dépassé la moitié du chemin, on est dans la forêt. Mais combien de ces satanés virages nous reste-t-il à franchir ? Je n’ai pas le temps de réfléchir, une nouvelle contraction apparaît. Encore plus intense, encore plus longue. Et encore une autre. Elles s’enchaînent maintenant très vite et me semblent particulièrement intenses. La douleur n’est toujours pas ce qui m’impressionne le plus. « J’arrive pu à respirer ! » J’entre, sans le savoir, dans la dernière phase du travail et je pète un petit boulon (celui des 8 centimètres). J’insulte la voiture, les Béarnais qui ont construit ces « routes de merde », puis mon mari parce qu’il me semble qu’il prend « plus de virages que d’habitude ». MariChéri comprend à ce moment-là qu’il va falloir aller très vite, que je suis bien plus avancée dans le travail que je ne le devrais. Il accélère, roule à 120 quand il le peut, le plus vite possible le reste du temps. Il rattrape une voiture de gendarmerie et se colle à elle, puisque son conducteur roule également très vite.
Je sens mon bébé descendre. A la contraction suivante, une énorme sensation d’explosion entre les jambes et ce liquide chaud qui coule… « Je perds les eaux ! » Je regarde l’heure, sans savoir pourquoi : 8h12. Et la contraction suivante me fait dire que « ça pousse ! Chéri ça pousse ! » Je lui demande de s’arrêter sur le bas-côté, je lui dis que je vais accoucher dans la voiture. Il me répond que non, pas du tout, on n’accouche pas « dans la forêt » et surtout « pas dans les virages » car c’est trop dangereux. Il ne panique pas, mais il engueule le gendarme devant quand celui-ci vient à ralentir. Il a compris que l’urgence est d’arriver dans un endroit où nous serons en sécurité, où le bébé sera en sécurité. Nous avons compris tous les deux que j’accoucherai dans la voiture, qu’on le veuille ou non.
E. pousse un peu plus à chaque contraction. Elles sont intenses, très intenses. Je me laisse totalement aller pour accompagner le travail, comme M. me l’a appris. Je hurle, je hurle et je hurle. Je ne me contrôle pas du tout. Je ne suis pas moi-même. Je passe mon temps à hurler, à dire « ta gueule » à MariChéri qui me dit qu’on va bientôt arriver, à hurler encore. Je me suspends à la poignée au-dessus de la portière tout en tapant de toutes mes forces sur la portière pour faire passer les contractions. MariChéri ne me dit rien, mais il me trouve particulièrement impressionnante et puissante, hors de contrôle. Chacune de mes contractions me semble interminable, mais je sais que tout est bientôt fini.
A quelques kilomètres de l’arrivée, je hurle et j’ajoute que « ça brûle ». MariChéri a très bien compris. Bébé est posé sur mon périnée, il va l’ouvrir et sortir. C’est inéluctable. La brûlure est le dernier signal avant la sortie. J’accoucherai dans la voiture. Mon mari profite alors d’un arrêt du gendarme devant pour se mettre à sa hauteur, sur la voie de gauche (et tant pis pour les voitures qui arrivent en face) et ouvrir ma vitre : « Ouvre-moi la route, ouvre-moi la route, ouvre-moi s’il te plaît ! » A mes hurlements bestiaux et stridents à la fois, le gendarme comprend qu’il ne doit pas réfléchir mais agir. Gyrophare et deux-tons en marche, il nous ouvre la route jusqu’au rond-point de l’hôpital, où MariChéri lui fait signe que c’est bon, on est arrivé. Il ne le sait pas mais sans lui, j’accouchais au milieu de nulle part. Je hurle toujours, je veux me déshabiller pour laisser sortir mon bébé mais je n’y arrive pas. Je sens la tête bomber, je sens la brûlure augmenter, je sens que le soulagement est proche, mais je ne peux pas me déshabiller.
MariChéri garé en vrac devant la porte d’entrée de la maternité, il court chercher quelqu’un et je retire comme je peux mon pantalon et ma culotte. Je passe ma main entre mes jambes : les cheveux sont là, sur le crâne tout chaud. La contraction s’arrête et ça remonte. MariChéri revient me dire que quelqu’un va arriver, mais en me trouvant à moitié nue il se dit que ça va peut-être être trop tard. Il retourne en courant préciser que « ma femme accouche MAINTENANT », pendant que je lui hurle de rester avec moi, de récupérer le bébé. Je ne pense plus à rien, j’abaisse mon siège et me place, sans trop savoir pourquoi, dans une sorte de quatre-pattes en m’agrippant au dossier. J’ai le cul à l’air mais je n’ai pas vraiment le choix, en fait (au moins j’ai pas le sexe exposé avec les pattes en l’air, je suis dans la position qui me convient pour accoucher). Chaque contraction pousse un peu plus E. vers la sortie, je sens la progression de sa tête, je sens mon périnée s’étirer chaque fois un peu plus, je sens que je ne travaille pas dans le vide. Je suis d’une puissance incroyable, je m’accroche comme une cinglée au siège et je hurle.
La première personne hospitalière à arriver, dont je croise vaguement le regard en plein milieu d’une contraction, a un fauteuil roulant avec elle. Mais elle comprend tout de suite que ce sera inutile dans l’immédiat. Il me semble qu’elle me dit qu’une sage-femme va arriver. Moi, j’imagine que c’est M., mais elle n’est pas encore là. J’entends mon mari demander ce qu’il peut faire, mais je n’entends pas les réponses. Je hurle à nouveau, mon bébé est en train de sortir, ça y est ! J’accouche. Moi. Seule. Mon corps. Sans aucune autre intervention. Juste moi. Je suis en train de donner la vie, là tout de suite. Dans la voiture. Sur le parking. Je hurle. Pourtant je n’ai pas mal. Mais je hurle. J’ai envie, besoin aussi. Une sage-femme est arrivée, la tête sort. Gros soulagement. La contraction suivante ne se fait pas attendre et le corps suit. La sage-femme m’aide à récupérer mon bébé entre mes jambes, parce que je suis un peu paralysée : je n’en reviens pas ! « Quelle heure il est ? Mais quelle heure il est ? » demande quelqu’un. « Heuuuu 8h35. Non 36. Non 35 », lui répond-on. Je suis sidérée. « C’est la patiente de M. ? Wahou, bravo Madame ! » « C’est votre premier ? » Deuxième. « Le premier est arrivé trop vite aussi ? » Non…
« Félicitations ! Tenez votre bébé au chaud ! » Putain j’ai accouché ! J’ai accouché ! J’ai accouché seule ! Sans analgésie, sans guide, sans rien d’autre que mon duo avec mon bébé. Je retire mon tee-shirt et je prends mon bébé contre mon corps. Son cordon est toujours relié à moi, je le regarde respirer contre moi, je regarde ses yeux, je regarde entre ses jambes. C’est une fille ! C’est E.. Je la sers fort, je tiens les couvertures qu’on a mises sur nous pour qu’elle ne se refroidisse pas – il fait froid ce lundi matin, même si le soleil est là. Je lui dis qu’elle est arrivée un peu trop vite, mais qu’elle est merveilleuse, qu’elle a tout fait toute seule, qu’elle est géniale. Je lui souhaite la bienvenue pendant que son cordon est coupé. Je lui fais des bisous sur la tête.
Quand elle est emmenée pour être mise à l’abri, j’ouvre les yeux sur ce qui se passe autour de moi. J’entrevois MariChéri qui pleure. Je lui dis de rappeler M.. Je veux M.. Je pense même, pendant une seconde : « Je dois accoucher avec M., c’est elle ma sage-femme ! » Je vois qu’une couverture a été placée sur le pare-brise et le manteau de MariChéri est sur la portière, pour que les gens ne voient pas ce qui se passait. Plusieurs personnes sont là, dont une qui me dit de me mettre délicatement sur le fauteuil roulant pour aller retrouver ma fille au plus vite. « Attention, vous avez le clamp sur le cordon, ne vous blessez pas les cuisses. » Je m’assois, on me couvre et on y va. Je ne sais pas où est MariChéri, j’imagine qu’il suit de près. Je veux mon bébé. Je ne sais plus si j’ai accouché, je suis perdue, je cherche ce bébé que je tenais dans mes bras à l’instant. J’ai envie de hurler son prénom jusqu’à ce que je le retrouve, j’ai envie de courir. Je ne suis pas encore dans mon état normal et je me sens vide autant que paumée. Mais putain, où est ce bébé que je viens de sortir de mon ventre ? Qui l’a emmené ? Je n’ai même pas vu le visage de la sage-femme !
Dans l’ascenseur, on me dit que j’ai été super, que si ça va vite c’est que ça va bien – je le sais, mais c’est bon de l’entendre. Mais que si ça va vite, si ça dilate vite, c’est encore plus douloureux. Je ne sais pas, je sais que c’était très intense, que j’ai tapé très fort la portière, que j’ai hurlé très fort, mais je ne sais pas si j’ai eu plus ou moins mal. Après tout, je n’ai pas de vraie référence. Je demande l’heure et j’ai du mal à croire qu’il est si tôt, que tout s’est passé si vite. Je me demande encore si j’ai bien accouché, en fait. On arrive rapidement en salle de naissance, je m’installe sur le lit et on m’amène E. en peau-à-peau. Je lui souhaite à nouveau la bienvenue. J’attends que la porte s’ouvre sur M., mais c’est MariChéri qui entre. Livide. Presque transparent. J’alerte le personnel, ils le font asseoir à la table à côté de moi et lui amènent un petit déjeuner. Je ne sais pas où il était passé et je ne lui demande même pas. Je n’y pense pas. J’ai retrouvé mon bébé, je l’inspecte car je me demande si c’est vraiment celui que je viens de faire naître, je la caresse, je l’embrasse, je lui offre mes seins.
E. va super bien. Elle crapahute vers mon sein droit et le trouve immédiatement. On me dit qu’il va falloir sortir le placenta et ça contracte presque tout de suite. Je suis stressée. On m’a mise en salle de naissance et je n’en ai que de mauvais souvenirs. On me regarde l’entrejambes sans cesse. On m’a même mis les étriers et je ne supporte pas – je lutte contre la crise de panique. Ca contracte tellement fort que j’ai l’impression d’accoucher à nouveau. Pourtant, le placenta est bien accroché. La sage-femme me menace d’ocytocine de synthèse plusieurs fois, faisant monter le stress et la panique, empêchant mon ocytocine à moi de faire son travail. Il s’écoule du temps, et encore du temps. On prend ma tension au cas où, mais ça va. On me demande si je me sens mal, mais je me sens incroyablement bien. Incroyablement forte. Incroyablement femme. Incroyablement mère. Je voudrais qu’on me foute la paix pour que je ponde tranquillement mon placenta.
En fait, j’attends M.. Je veux M.. Je veux lui montrer que grâce à elle, j’ai réussi. J’ai accouché. J’ai guidé mon bébé et je l’ai sorti. Seule. Quand on entend des éclats de rire dans le couloir, la sage-femme de garde me dit que « M. doit être arrivée, tiens ! » Ca a l’air de la détendre et de l’éloigner de l’ocytocine de synthèse. Du coup, ça me détend aussi. Et les deux contractions suivantes me font sortir le placenta. « C’était mon premier accouchement dans une voiture », me signale fièrement la sage-femme.
M. ne franchit la porte que plus tard, et je suis soulagée de la voir. Je veux la serrer dans mes bras, mais j’ai mon bébé au sein alors j’attends que ce soit elle qui vienne m’embrasser. Elle prend ma température, « ça se fait avant l’accouchement, tu sais », précise-t-elle en riant. Elle reprend ma tension. Elle nous fait raconter ce qui s’est passé pour qu’on évacue au mieux. Trop plein d’émotions, de tensions, d’adrénaline. Je laisse parler MariChéri, qui a retrouvé des couleurs et est en admiration devant sa deuxième fille. Il confie son vécu et surtout son ressenti. « C. est monstrueuse ! Je veux dire, elle est puissante. Elle est incroyable. Elle a sorti le bébé ! Elle l’a sorti quoi ! Elle a tout fait toute seule ! Non mais tu te rends compte, le bébé, il est sorti juste avec C. ! J’ai tout vu. Elle est absolument géniale, c’est fou, c’est énorme, je sais pas comment elle a fait. [Se tournant vers moi] Oh putain je t’aime ! »
Il est aussi sidéré que moi. Lui qui avait pour seule référence les accouchements lisses avec expulsion guidée pour cause de péridurale. Lui qui était traumatisé par la ventouse et mon immobilité douloureuse de la première fois vient de me voir transcendée par un vrai travail puissant et une expulsion toute naturelle, seulement guidés par l’instinct, les hormones, le bébé, le corps. Il vient de me voir sortir notre bébé de plus de 3 kg sans aucune aide. Il vient de m’entendre hurler comme jamais je n’ai hurlé, il vient d’assister au plus intense des lâchers-prises qu’il n’a jamais vu dans sa vie. Il a vu ce que le corps est capable de faire, ce que le corps peut donner pour offrir la vie à un bébé, ce que le corps peut supporter, ce que le corps des femmes sait faire si on le laisse faire sans le perturber.
M. nous écoute, nous répond, nous dit qu’on est des champions. Il y a pourtant, en elle comme en nous, une certaine forme de frustration de ne pas avoir vécu ce que nous préparions depuis des mois. D’avoir dû abandonner ce projet de naissance que nous avions réfléchi ensemble. Malgré ça, ce qui vient d’arriver est fabuleux et nous le savons tous les trois. E. vient de me montrer que je sais accoucher, que je peux pleinement le faire, que mon corps laissé libre et avec lui-même sait accompagner un bébé jusqu’au bout. M. reste longtemps avec nous, elle fait le seul petit point de couture qu’il y a à faire sur mon périnée (« rien d’indispensable mais c’est pour que ça se remette droit plutôt que de travers », précise-t-elle, avant d’ajouter qu’elle « tremble d’émotion de ce qui vient de se passer »), elle assume en pointillé mais avec attention la surveillance post-accouchement de deux heures (en réalité, elle reste plus longtemps, mais il me semble à moi qu’il ne s’écoule qu’une dizaine de minutes), puis doit quand même repartir. Elle me sert dans ses bras, me fait promettre de la tenir au courant et de lui envoyer des photos. « Tu t’offres une magnifique revanche sur ton premier accouchement, bravo. Je le savais que tu étais une louve. » Elle a appelé R., la sage-femme libérale qui assurera mes suites de couches à domicile, pour lui dire qu’on rentrera à la maison dans la journée et qu’il faudra donc qu’elle me voie avant ce soir, qu’on la préviendra quand on quittera la maternité.
Vers 12h30, on m’amène un plateau repas immonde, mais je mange parce que j’ai trop faim. Je dis à MariChéri qu’on va s’en aller peu après, qu’il faudra aller faire la déclaration à la mairie s’il veut éviter de revenir le lendemain. Lui a déjà prévenu nos familles et C. (qui lui a dit que tout se passe à merveille avec notre aînée). Vers 13 heures, MariChéri va habiller E. avec son premier pyjama que nous avions choisi ensemble. Le personnel n’avait pas pu lui faire couper le cordon dans la voiture, donc ils ont laissé un très grand bout pour qu’il le coupe à ce moment-là. La pédiatre qui a examiné E. pour donner son feu vert au retour précoce (« Vous faites les choses vite et bien, Madame. ») a exigé que soit pratiquée un examen pour vérifier qu’aucune infection n’est en cours. Mais on pourra quand même rentrer à la maison, nous sommes confiants. On nous propose de lui faire un bracelet à son nom, en souvenir, comme les bébés qui naissent en structure. On accepte, mais bien sûr on ne lui met pas : il est directement parti dans son livre de naissance à notre retour.
Et à 14 heures pétantes, pendant que j’appelle à mon tour C., pour lui dire qu’elle pourra passer nous ramener PetitBonheur après avoir récupéré sa fille à l’école, MariChéri part à la mairie déclarer la naissance. E. est là. Bien là. Arrivée en flèche mais comme une jolie fleur. A son retour, il refait un câlin à sa fille et une aide-soignante vient m’aider à me lever, contrôler que je ne fais pas de malaise, m’emmener aux toilettes vider ma vessie. On quittera finalement les lieux vers 17 heures, retenus à chaque porte par le personnel qui veut savoir qui est « la patiente de M. qui a accouché dans la Clio » puis par un couple avec qui nous avions suivi la préparation à l’accouchement. Leur bébé est né le jeudi d’avant, ils profitent de la maternité encore un peu (il n’y a pas d’aîné qui attend à la maison) et M. est venue leur rendre visite après nous avoir vus, elle leur a croqué un peu notre aventure… nous finissons de leur raconter, avec quelques détails. Ils sont impressionnés et rassurés d’avoir connu un accouchement plus long – bien plus tranquille, du coup. Je réalise ce qui s’est passé. Je comprends que j’ai vécu quelque chose avec une intensité bien plus grande que ce qui aurait dû être. Mais wahou… j’ai accouché. On ne m’a pas volé ce moment en estompant mes sensations et en maltraitant la tête de mon bébé.
Oui, j’ai accouché. Pour de vrai. Sans l’aide de personne. Juste avec la préparation de M., juste en écoutant mon corps et en accompagnant mon bébé. Juste sans m’opposer au travail – sans m’allonger, sans être perturbée par des monitorings ou gestes intrusifs. J’ai juste accouché. Et putain, qu’est-ce que c’est puissant. Qu’est-ce que c’est génial. Qu’est-ce que ça donne comme force. J’ai accouché. Pour de vrai. Merci M. Pour tout ce chemin, ce travail, cette préparation qui n’est pas vaine malgré notre « rendez-vous raté ». Merci MariChéri. De n’avoir pas paniqué, d’avoir piloté comme un chef, de nous avoir mis en sécurité.
Je ne garde pas de souvenir douloureux, contrairement à mon premier accouchement qu’on m’a volé et analgésié. Mais cette puissance et cette intensité du corps, cette sensation unique quand le bébé ouvre le périnée petit à petit. La puissance que cela m’a donné à moi. L’intensité des émotions proportionnelle à l’intensité du travail accompli. L’adrénaline de la fin, après les endorphines qui m’avaient permis de m’évader. Tout ce qui fait partie du processus naturel de l’accouchement, que j’ignorais à cause de ma péridurale posée à 5 centimètres la première fois (pourtant « bien dosée » puisque je sentais les contractions), et que j’ai vécu là sans m’en rendre compte sur le coup. Les paliers que j’ai franchis sans le savoir sur le moment, mais parfaitement identifiables avec un peu de recul. La sidération d’avoir mis ma fille au monde moi-même, sans intervention, alors que la veille encore je m’en croyais parfaitement incapable. Alors que l’équipe de la maternité où j’avais eu mon aînée m’avait convaincue que j’étais incapable d’accoucher sans péridurale et instruments. Là, j’ai la certitude que mon corps sait faire, que je sais faire, que je sais accepter et accompagner le travail. La force dont je me suis sentie envahie, que je garde toujours et que je sais désormais être la mienne. Cet accomplissement non pas de notre projet de naissance, mais de notre désir de vivre ce moment intensément et sans intervention non nécessaire. Cet accomplissement de moi-même, quelque part. Cette expérience unique, à jamais gravée dans nos esprits. Cette image fabuleuse de sa femme donnant naissance à son bébé dans la puissance la plus primaire, à jamais inscrite dans la tête de MariChéri.
Je pense que ma terreur de me rendre en maternité, à cause de mon premier accouchement, n’est pas innocente dans l’accélération brutale du travail et la naissance de ma deuxième fille en voiture.
Cette structure est aussi responsable de mon choix de ne pas être hospitalisée pour ce deuxième bébé. Je récupère donc de l’accouchement tranquillement dans mon lit et l’intimité de notre foyer. Ma fille aînée rencontre sa petite sœur dans la douceur de son chez-elle. Tout semble couler de source et la magie est au rendez-vous. Je suis vue tous les jours pendant la première semaine par deux sages-femmes libérales avec qui le courant passe très bien. Je vais très bien. Je me construis comme maman sans être dans l’oppression d’un service (in)hospitalier. Ca n’a pas de prix. C’était la meilleure idée de toute notre vie de famille.
Anonyme
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Lien vers le récit du premier accouchement : #122 Premier accouchement – Picardie – 2011
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